jeudi 15 mai 2008

Reflexions sur L'homme qui marche, de Giacometti (devoir pour la fac)



Allumette géante, tête ignifuge, ou au contraire brûlée, peut-être broche, torche dans la nuit d'art, agglomérat de métal, de bronze, exactement, érection cinglante, fine et élancée, vers un but précis: l'absolu.
Giacometti ne se souciait guère de son temps, détaché quasi scientifiquement à la recherche de sa vérité. Détaché d'une réalité sociale étouffante, et remodelée, comme une vengeance et une métaphore sublime, dans le travail du bronze. La statue est porteuse d'absolu pour l'homme social, l'art lui-même d'ailleurs, prend ce rôle - et je reprend Pessoa, là-dessus. Rien n'est étouffant, ici, l'air participe autant de la sculpture que les pleins, maigres. Fin dans l'absolu, donc. L'homme marche t-il pour autant sans fin? Il n'y aurait qu'un pont, mais Giacometti ne l'a pas sculpté. Il n'a pas non plus sculpté un squelette, juste une forme humanoïde, dévorée par un néant évocateur, semblant aller sans ne jamais bouger. Paradoxe statutaire, statufié, ici; l'homme. Toute la tourmente métallisée en une gestuelle absurde, l'homme n'est ici plus centre de sa perception, puisqu'il y a absence de tout signes extérieurs de perception; l'homme est seul, n'avance pas (à pas). Ou s'englue, au choix. Seul signe non humain, ce socle fangeux où s'embourbe des pieds immobiles, comme un baiser mortel de la terre sur son sujet, l'attirance de la boue facile face au ciel inaccessible (cf Michel Tournier dans Vendredi ou les limbes du Pacifique). L'homme n'avance pas, soumis physiquement aux lois de la gravitation, cage à ciel ouvert d'un Icare-sommeil, piège attractif de l'enfer religieux. Marcher, c'est accepter le poids de son corps; c'est accepter, Atlas futile, le poids du monde sous ses pieds.
Giacometti est un génie à mes yeux; je m'auto-suffit à contempler cette statue, la ligne de la tête au talon, passant par le dos et la jambe arrière (gauche et droite n'ont plus de sens, dans une suite de pas sans fin). Traîner sa jambe arrière, toujours, et puisqu'on parle de sculpture, utiliser muscles et tendons pour contrecarrer les lois pesantes de l'univers; gestes mécaniques mécaniquement rendus par son plus fidèle observateur: l'artiste-sculpteur.
Comme de ses représentations, Giacometti ne semblait jamais avoir pleinement terminé son oeuvre, continuant à marcher le long de ses pérégrinations mentales, pour en tenter des projections parfaites sur la matière brute. L'homme qui marche est comme tout art matériel, imparfait. Errance double, sujet-créateur, l'absolu insignifiant pour seule certitude.
Cette représentation d'un homme qui marche me rappelle évidemment des images d'archives, d'hommes et de femmes appelés à ne plus marcher, quand un monde s'effondrait, justement, sous leurs pieds: victimes des camps de concentration nazis, époque que le sculpteur a connue. Décharnés, d'une maigreur saisissante, des corps physiques à l'abandon, marchant vers leur tombeau. C'est peut-être finalement pudiquement que Giacometti n'indique aucune direction, la marche à suivre étant inconsciemment présente à l'esprit de chacun. L'absolu serait la mort. C'est une certitude.
Marcher sans but conscient est un ennui, jugé péjorativement dans nos sociétés occidentales, où la vie doit être rentabilisée; l'ennui est une forme de vie en sommeil, de mort latente. Sans jugement de valeur, l'ennui est un phénomène intellectuel comme un autre.
A la regarder avec un regard distrait, on distingue cette figure comme en étant une géométrique, avant peut-être les atours humains de "chair" métallique. Triangle rectangle des jambes, hypoténuse prolongée, comme un os de poulet. La finesse renforce cette impression, expression mathématique du corps humain dont les sculpteurs plus anciens recherchaient, sinon la formule, au moins la perfection. Ici, la géométrie du corps s'applique à le désarticuler, à le rendre objet, comme une épuration des artifices physiques humains au profit d'une vision juste suffisante pour distinguer ce sur quoi la représentation porte. Et ainsi faire la place à ce vide immense, dont je parlais au début, qui exprime bien plus qu'il ne le laisse penser, creusant les corps comme la pression sous-marine broie sous sa force les choses n'y étant pas adaptées. Être sous, c'est être pressé (et pour un homme qui marche, quel n'est pas le paradoxe!); être saoul, c'est le contraire; l'ivresse des profondeurs, sans doute... Toujours est-il que L'homme qui marche est pressé, conserve écrasée du poids de la vie; qu'il supporte ou qu'il fuit, c'est un autre sujet; il ne court pas pour autant, seul indice.
Les bras ne sont pas ballants, sagement à côté du corps, eux-mêmes résignés; le mouvement de balancier, aide au marcheur, ne fonctionne plus, ce qui rend la marche encore plus inéluctable. Tout comme le corps penché en avant, la tête droite fixant un horizon fictif, car sujet, vision, d'objet, et donc humainement impensable. La statue ne fixe rien, je fixe pour elle, en me transubstancialisant en elle; je fixe mes vertiges dans la statue. Toujours ce besoin de figer qui revient, finalement. Le marcheur est une figure supérieure, tant qu'elle n'est réelle que dans sa "mort" matérielle et physique, son inertie; la marche figée est un acte supérieur, car impossible. L'art seul le permet. Par des détours...

Je vous souhaite une bonne marée noire.

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